Godspeed You ! Black Emperor : une prise de parole en ondes sonores

Godspeed You ! Black Emperor : une prise de parole en ondes sonores

Une prise de parole en ondes sonores

Luciferian Towers de Godspeed you ! Black emperor

Derrière les murs qui se forment pour policer le monde, l’incarcéré, le privé des soins essentiels et inaliénables qui lui sont dus et de la justice qui est en droit de se voir rendue, Godspeed You ! Black Emperor, cet indécrottable collectif poussé par l’engagement, ne cesse de faire trembler les structures d’un accord continu.

Undoing A Luciferian Towers

C’est sur un accord continu formé de superpositions de couches sonores que le nouvel album de GY!BE s’introduit. Undoing A Luciferian Towers ouvre les portes des quatre pièces (dont deux d’entre elles sont divisées en trois parties) du Luciferian Towers sorti le 22 septembre dernier. Ce bourdonnement à la charge hypnotique, d’où tranquillement les instruments tentent de se dégager en se poursuivant à tâtons sans toutefois se rejoindre, nous laisse circonspect d’entrée de jeu.  Le long mur de son qui s’est dressé de façon presque monolithique durant les premières minutes commence à céder devant des tentatives toujours plus insistantes de se défaire de cette lourde ambiance. Les cuivres, les vents et les cordes qui semblaient emprisonnés, égarés dans leurs tentatives infructueuses, se retrouvent et font corps progressivement pour se dégager. Le chemin se libère et une voix qui n’y était pas reprend le dessus.

Bosses Hang en trois parties

Le ton est donné. On ne devrait jamais en douter. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas GY!BE, la ligne qu’ils vont tracer et sur laquelle les musiciens s’expriment sera indiscutablement engagée, et ce, sans qu’aucune parole ne soit encore échangée. Nous savons à qui nous avons affaire. Dans Bosses Hang, ils lézardent l’édifice en trois parties, esquissant les frontières d’un territoire qu’on devine précaire, laborieux et aliéné aux mains d’esprits profiteurs qu’il faudrait savoir dénoncer. La musique de Godspeed You ! Black Emperor confirme encore que les idées qui sont mises de l’avant pour cristalliser son identité, en dénonçant la corruption, les inégalités ou le travestissement de la justice, ces idées mêmes sur lesquelles ils ont sûrement improvisé au départ pour trouver les notes justes pour les nommer, finissent toujours par être intelligibles et se retransmettre en énergie dans un discours sonore commun et unifié. Littéralement parlant, les chansons en trois actes de Godspeed m’inspirent grosso modo ces trois axes : d’abord, le tâtonnement, ensuite la prise de conscience et enfin l’attaque ou du moins la volonté de se défendre.

Fam/Famine, une pause avant le crescendo final

Le mur se fait murmure, les structures deviennent poreuses sous l’effet de la musique. Une manifestation silencieuse se prépare pour faire tomber ces façades. Les rumeurs qui se propagent dans le monde s’invitent tranquillement dans les bouches d’un chacun : un pied de nez est fait à ce que Orwell nommait la « common decency ». L’inconcevable prend ses aises et l’homme demeure un ennemi pour l’homme. Encore une fois, GY!BE réussit à bâtir musicalement une palette de tons dégradés pour répondre au flou des interrogations que nous entretenons sur notre monde, sans que ce soit noir ou blanc, sans que ce soit beau ou laid, discutable ou inéluctable. « Muss es sein/Es muss sein (cela doit-il être/cela est) », disait Léo Ferré dans la chanson du même titre. Dans l’empilade de ces architectures sonores qui se lient au sein d’un bourdonnement incessant, c’est dans une imprécise précision que le son fini par déborder de la structure de départ, se répandre et confondre les esprits au risque de dé-esthétiser la musique pour lui rendre sa part de vérité d’une beauté inquiétante… questionnante. Muss es sein/Es muss sein. Il est à se demander si Glenn Branca et les post-minimalistes des années 90 n’ont pas eu aussi une influence quelconque sur GY!BE et sur la beauté dérangeante qu’il génère.

Anthem For No State en trois parties aussi

Tout les groupes de musique ont une recette, Anthem For No State et son chapelet de revendications affirmées (pétrole sale et environnement violé pour ne nommer que cela) n’y fait pas exception dans le corpus de Godspeed pour les chansons qui se déclinent en plusieurs parties. D’abord, une entrée en matière épurée qui installe son propos (le tâtonnement), suivie d’agencements d’instruments formant un bourdon qui devient hypnotique (la prise de conscience). La troisième partie est toujours plus ou moins une mise en marche (l’attaque), un crescendo créant un climax qui nous secoue et nous rentre littéralement dans le corps avec des nuances tantôt déchirantes, tantôt rassembleuse plus on s’approche de la finale. Dans celle-ci, une seconde voix, en l’occurence le violon, se détache et s’exprime magnifiquement au-dessus de la mêlée. Qu’est-ce que veut dire tout ça au fond ? Je ne sais pas précisément, même si je m’en doute un peu et que j’en partage le constat : la trame narrative que propose Godspeed m’interpelle encore. La prise de position, les commentaires sociaux, même s’ils sont jugés légèrement puérils par certains de leurs détracteurs, ont toutefois le mérite d’être assumés. On n’est pas au bout de nos peines, mais si on se tient, ce sera toujours mieux que rien. Sous cette tendance de GY!BE à cultiver un certain pessimisme quant à l’avenir de notre monde, se maintient tout de même un vrai désir d’aspirations collectives. 

À mon humble avis, Luciferian Towers se révèle plus abouti que les deux albums précédents, Alleujah! Don’t Bend Ascend et Asunder, Sweet And Other Distress. La recette a bien pris. Sont-ce le temps de cuisson, la maturation, l’inspiration et les habiletés techniques meilleurs qu’il ne l’ont jamais été qui font de cet album la plus belle réussite du groupe depuis Yanqui U.X.O ? Je n’en sais rien. Cette musique tient parole et me donne l’impression de la comprendre comme un air de notre temps à part entière.